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Pense bête
10 mars 2010

Printemps 1936

J'inaugure ici une nouvelle catégorie de posts. Ces textes ne sont pas de moi et n'étaient pas (forcément) destinés à être rendus publics. Mais devant l'impérieuse nécessité du témoignage et du devoir de mémoire (et sans compter le fait que ça me permet de publier à moindre frais), je vais livrer ici des textes de mon grand-père à un rythme le plus régulier possible. Ça s'appelle "20 ans en 40" et ça commence aujourd'hui.


Par quelle expression, par quelles phrases décrire le bel enthousiasme de cette période si riche, si prometteuse, mon père nous emmène aux meetings de Léon Blum et de Maurice Thorez où se presse la foule enthousiaste. Il semble qu'un souffle d'air pur, d'optimisme nous transporte vers l'inaccessible. Chacun s'interpelle dans les cafés, dans la rue, dans le tramway, les langues se délient, joyeusement chacun exprime sa satisfaction, je garderai de nombreuses années en mémoire des images fortes de cette exaltation, de cette dignité retrouvée.

Je vais avoir seize ans, je termine dans quelques mois mes trois ans d'apprentissage de prothésiste dentaire - à cette époque on disait "mécanicien dentiste" - bien conscient de mes insuffisances pour maîtriser cette profession complexe, surtout devant la précision et la dextérité d'André, le premier prothésiste dans ce cabinet dentaire de la Garenne Colombes près de Paris.

Avec mes parents et ma sœur plus jeune de cinq ans nous vivons dans un très modeste logement à Chaville, Hauts de Seine. Depuis quelques années j'ai la chance d'avoir ma chambre, un seul poste d'eau dans la cuisine implique une bonne organisation surtout le samedi soir quand chacun se lave en entier dans une grande bassine près de la cuisinière à charbon seul point de chauffage du logement (un WC à la turque se trouve sur le palier, utilisé par deux foyers), l'hiver les portes bien ouvertes permettent de répartir un peu mieux la température, les hivers de ma jeunesse étaient très rigoureux : les étangs de l'Ursine, de Ville d'Avray, immortalisés par les peintures de Corot, le grand canal du Château de Versailles étaient pris par la glace à la grande joie des promeneurs du dimanche.

Mon père, Louis, originaire de Quincy, près de Douai, est un vrai nordiste avec ce que cela comporte de rigueur et de conscience professionnelle, issu d'une famille nombreuse et pauvre, avec six enfants, il a connu une jeunesse très difficile, son père étant décédé à  ans.

Ma mère est née à Paris dans une famille nombreuse, également, de sept enfants.

Mes parents se sont connus à Vélizy-Villacoublay, au terrain d'aviation où travaillait mon père comme ajusteur aux avions Louis Bréguet, il conservait, précieusement, une photo agrandie de prise au terrain d'aviation de la Brayelle, près de Douai, il était parmi quatre passagers, Louis Bréguet aux commandes arrachant pour la première fois du sol un frêle avion et ses occupants.

Mon père, considéré comme un excellent ouvrier a obtenu avec quelques autres compagnons une médaille pour la réalisation du "Point d'Interrogation", un biplan Bréguet qui, piloté par Costes et Bellonte, a réalisé, pour la première fois, la traversée de l'Atlantique d'Est en Ouest en septembre 1930. Le travail à la chaîne n'existait pas encore dans l'aviation, chaque élément étant fabriqué d'après les plans. Ma mère fait souvent des ménages pour arrondir les fins de quinzaines difficiles, les ouvriers étant payés tous les quinze jours, considérant la modicité des salaires, le paiement mensuel aurait créé des drames.

Saluée avec enthousiasme, la victoire du Front Populaire en mai 1936 réalise d'importantes réformes sociales  : augmentation des salaires, la semaine de quarante heures avec des salaires majorés au-delà de quarante heures, deux semaines de congés payés, l'Office du blé pour les paysans, à Roubaix dans le textile où les salaires étaient très bas, les femmes obtiennent le doublement de leurs salaires, certains patrons menacent de mettre la clé sous la porte, non seulement ils n'en font rien mais la relance économique est telle qu'il faut embaucher du personnel. Le temps libre du samedi  permet un développement sans précédent du sport, du tourisme, des loisirs, du camping, l'aviation populaire se met en place, ouverte aux moins fortunés. Mon camarade Jean, qui est vendeur aux Galeries Lafayette, m'invite à aller le voir, quelle ambiance dans le magasin en grève, c'est la révélation du "Groupe Octobre" animé par les frères Prévert, Maurice Baquet, Raymond Bussières et Annette Poivre et beaucoup d'autres, ils vont d'usine en atelier autour de Paris se produisant en saynètes, chansons, poèmes. Marianne Oswald a un grand succès populaire avec "Au devant de la vie" qui deviendra le chant de référence des Auberges de Jeunesse. Un club ajiste voit le jour à Chaville, j'y adhère en 1937. Au cours de rencontres, de veillées et de discussions passionnées, mon éducation politique s'ouvrira sur les difficultés de la vie, sur des valeurs comme l'Internationalisme, l'amitié entre les peuples, la saine mixité, l'anti-racisme, la devise du CLAJ (Centre Laïque des Auberges de Jeunesse) est : "La vie est mixte, les A.J. seront mixtes". Garçons et filles hébergés sous le même toit, "quelle horeur" pour les âmes bien pensantes, peine perdue cela ne soulève aucun cataclysme, le Centre recrute des milliers d'adhérents, les A.J., souvent bien modestes, poussent comme des champignons, de nombreux jeunes, en équipe de travail, consacrent un peu de leurs congés pour aménager leurs A.J.

En août 1937, nous partons, toute la famille, en vacances sur la Cöte d'Azur, en camping. En avons-nous rêvé de Saint Pons les Mures, quelle effervescence pour une telle aventure, l'impensable devient réalité, il était possible au commun des mortels d'aborder ce coin de France quasi inaccessible.

En Espagne aussi "El Fronte Popular" a gagné les élections, mais Franco, un général peu soucieux de démocratie, aidé de la droite, soulève une partie de l'armée : trois ans de guerre civile feront des centaines de milliers de victimes, les interventions de Hitler et Mussolini auront raison de la résistance des Républicains malgré l'aide des Brigades Internationales, le bombardement de Guernica, par l'aviation nazie sera le triste prélude aux années noires de la deuxième guerre mondiale.


Et parce que ce n'est pas complètement déplacé ici, un modeste hommage à Jean Ferrat.


Jean Ferrat - Nuit et brouillard
par johndee666

Je n'ai pas su choisir.

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Commentaires
D
T'as encore rien vu. Ce n'est que le début.
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S
cool! un vrai blogueur ton grand-père, maintenant on sait de qui tu tiens ça ;-)
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