Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Pense bête
24 février 2013

Conférences gesticulées

J'ai déjà eu l'occasion ici de parler de Franck Lepage. Sa première conférence gesticulée[1] est ci-dessous. Elle s'intitule "L'éducation populaire, monsieur, ils n'en ont pas voulu" ou "Une autre histoire de la culture".

 

Verbatim d'une partie ci-dessous.


On expliquait alors que tout ça commence avec la révolution industrielle. Et on expliquait qu’une innovation technologique – (en l’occurrence, là c’était la vapeur, aujourd’hui c’est l’informatique. C’est pour ça qu’il y a une nouvelle révolution... mais ce n’est pas le sujet... ) - donc, on expliquait qu’une innovation technologique va complètement bouleverser la façon de produire. Avant, il fallait trente personnes pour labourer un champ. Maintenant, il en faut une avec la machine. Et donc les vingt-neuf autres, qu’est-ce qu’elles font ?

On expliquait comment un changement de cette importance dans les rapports de production entraîne un changement dans les rapports sociaux. On expliquait que, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, avec cette révolution-là, on allait passer d’une société de survie et de reproduction à l’identique à une société d’ascension sociale. J’accumule parce que je peux produire beaucoup plus, et je transmets.

Et donc, ma situation sera meilleure à la fin de ma vie qu’au début de ma vie et la situation de mes enfants sera meilleure que ma propre situation. C’est ça, la grande magie de la révolution industrielle !

C’était tout à fait nouveau ! Pour la première fois sur cette planète ! c’est l’idée de l’ascension sociale !

Et j’expliquais que pour rendre ça possible, ce mythe de l’ascension sociale, il faut faire péter tout le système qui empêche l’ascension et qui oblige à rester dans sa classe ! Donc : la révolution française. La révolution politique. Il faut créer une société d’individus dotés du droit de propriété : une société avec le droit d’aller se faire exploiter où l’on veut, quand on veut, par qui l’on veut... Les droits de l’homme !

J’expliquais que ça, c’était rendu supportable par la culture. Et la culture, c’est l’école. L’école comme explication et comme légitimation des inégalités !

Ben oui, parce qu’avant, c’était Dieu l’explication des inégalités ! Dans une société de droit divin, si vous êtes inégal, c’est parce que Dieu l’a voulu ! A l’époque, c’était plausible. A partir de ce moment-là, si vous êtes en bas de l’échelle sociale et que d’autres sont plus haut, c’est parce que vous n’avez pas bien travaillé à l’école ! Si vous aviez travaillé à l’école, vous seriez plus haut ! D’ailleurs, au train où les élèves étudient à l’école, il ne devrait plus y avoir que des ingénieurs, des architectes... plus un seul ouvrier. J’expliquais donc que, maintenant, c’est vous qui êtes responsables de l’inégalité, puisque c’est votre mérite culturel qui fait que vous vous êtes positionnés dans l’échelle sociale !

Alors, il va falloir attendre Bourdieu, en 1962, pour comprendre que c’est une foutaise et un mensonge total. C’est vrai pour 1% de la population. 1% de fils d’ouvriers à l’université. Bon. Il y a 30% d’ouvriers en France. Les 99% qui restent, on s’en moque : si c’est vrai pour 1%, c’est que c’est vrai !

Ensuite, j’expliquais que ce système, ce mensonge-là, il a l’air crédible dans une société de plein emploi. C’est-à- dire quand il y a du travail pour tout le monde, que personne ne traîne dehors avec des lacets défaits et des casquettes à l’envers ! Si vous êtes ouvriers et si d’autres sont ingénieurs, vous pouvez croire que c’est de votre faute, que si vous aviez fait ce qu’il fallait, vous seriez aussi ingénieurs... Mais ça ne marche plus dans une société avec 10 millions de chômeurs - enfin chez nous, c’est 4 millions nets et 6 millions de précaires.

Ca ne marche pas. Ou alors les gens sont surdiplômés. Et donc, j’étais obligé d’expliquer - alors là, c’est compliqué quand même... - la fin du plein emploi. C’est pas évident à expliquer, la fin du plein emploi, la modification de la structure du profil par le mécanisme de la financiarisation du capital...

Et donc, j’expliquais que, dans une société de chômage structurel de masse.... Ca ne marche plus, le mensonge devient
évident. Et surtout, ça modifie, ça change la nature de l’action collective... Une action collective dans une société de plein emploi, ça sert à faire un mensonge culturel ! Grosso modo, ça sert à diffuser de la richesse culturelle à partir de la richesse économique. Ca consiste à construire des maisons de jeunes, des théâtres, des bibliothèques, des piscines, des universités... Les maires sont des architectes, à ce moment-là.

Evidemment, ça ne marche plus dans une société où il y a 10 millions de chômeurs. Même en mettant plus de bibliothèques.... L’action publique change donc de nature : ça devient une action publique par dispositif. Un dispositif, ça signifie que, s’il y a des gens qui sont fragilisés par le marché de l’emploi, c’est de leur faute ! Et donc, ça devient une action publique contre ces gens-là, contre les jeunes, c’est-à-dire contre les moins de 30 ans, contre les femmes, contre les plus de 50 ans, (les vieux) et contre les gens issus de l’immigration... C’est-à-dire, contre tous les gens supposés être fragilisés, avoir un handicap sur le marché du travail...

Vous savez que les gens qui ont un avenir, on les connaît : ce sont des hommes entre 30 et 50 ans, d’origine nationale, bien qualifiés mais pas trop. Le reste est considéré comme une population à risques. Quand vous vous appelez Fatima, que vous n’avez que votre bac et que vous avez 23 ans, vous avez quatre handicaps ! C’est dur quand même !

Et donc, j’expliquais ça. Il restait une cinquantaine de types. J’étais alors obligé d’expliquer qu’une action publique par dispositif, c’est un truc qui consiste à faire prendre les causes pour des réalités et les symptômes pour des causes. Et je leur expliquais la théorie de « l’excès de culture » ! Houla ! On en perdait beaucoup là ! « Quoi ? L’ex quoi ? » L’excès-de-cul-tu-re ! Il y a trop de culture. Vous avez toujours pensé qu’il n’y an avait pas assez : il y en a trop.

J’expliquais donc évidemment qu’il y a trop de culture aujourd’hui, par rapport à ce que le travail, l’organisation du travail dans l’entreprise, nous autorise à exploiter comme savoirs, compétences et initiatives. C’est ça, l’excès de culture ! C’est former des gens qui sont secrétaires trilingues pour coller des timbres avec une seule langue !

Et dire aux gens qu’ils manquent de quelque chose et que c’est parce qu’ils manquent de quelque chose qu’ils n’ont pas de boulot, c’est honteux ! Enfin, quand on est de gauche, c’est un pur scandale !

Je continuais pas expliquer qu’une action publique par dispositifs contre les chômeurs, que ça fragilise la démocratie de représentation... Ben oui, vous comprenez, vous mettez des dispositifs contre les femmes pour les rendre un peu moins femmes, contre les Arabes pour les rendre un peu moins Arabes, contre les jeunes pour les rendre un peu moins jeunes, etc. Ca ne marche pas ! Chez nous, vous avez : la gauche, la droite, la gauche, la droite... qui prétendent qu’ils vont changer le chômage ! « Nous allons déclarer la guerre au chômage ! »

Ca ne marche pas évidemment, puisqu’on attaque les chômeurs ! Il faudrait s’attaquer à l’organisation du travail dans l’entreprise ! Mais ça, la propriété des moyens de production, on n’y touche pas, c’est le premier des droits de l’homme ! Et donc, si ça ne marche pas, pourquoi élire des gens pour qu’ils disent qu’ils règlent des trucs, alors qu’ils ne règlent rien ? Est-ce que l’on ne pourrait pas confier nos intérêts à quelqu’un d’autre ?

Ca tombe bien, il y a des repreneurs, il y a le privé qui dit : « Moi, je veux bien m’occuper des hôpitaux, des centres de loisirs, de
l’enfance... ! » On arrive alors à la question de la privatisation des politiques publiques. Vous expliquez ça : la privatisation, cette politique publique, c’est la privatisation de l’intérêt général...

Après, on expliquait que la privatisation, c’est une attaque massive contre le salariat. « Quoi, le salariat ? Pourquoi le salariat ? » Ben oui, le salaire, qui est le pilier du compromis social démocrate.

J’expliquais que le salaire, pour tous les gens qui n’ont pas réfléchi à la question - comme moi au début - on croit que c’est « l’argent qu’on vous donne en échange de votre travail ». Pas du tout ! Ca, c’est la moitié du salaire. C’est ce qu’on appelle le salaire direct. Vous oubliez l’autre moitié : le salaire socialisé. C’est-à-dire l’argent qu’on donne à d’autres que vous avec votre travail. Le salaire maintenu pour les gens qui sont à la retraite, pour les gens qui sont malades et pour les gens qui sont au chômage, l’assurance maladie, l’assurance que les patrons appellent les charges sociales - qui sont en réalité des cotisations ! Et le patronat veut nous le vendre maintenant, c’est génial ! Il veut nous vendre des retraites, de la maladie... Extraordinaire. Parce que c’était ça qui avait empêché la révolution en France, après la Russie en 1917 quand ça pétait partout,que l’Allemagne s’y mettait. C’est parce qu’ils ont lâché ça qu’il n’y a pas eu la révolution, maintenant qu’ils attaquent ça...

Donc, je disais que, si l’on veut éviter ça , cette société toute marchande, où tout se vend, tout s’achète, il faut donc faire un travail d’éducation populaire. C’est-à-dire, faire un travail de culture. Au sens d’utiliser des moyens d’expression que peuvent être le théâtre, la musique, le cinéma, l’écriture, etc. Il faut faire un travail dans les services publics, dans des dispositifs, pour en dévoiler le mensonge et pour re-dégringoler toute la pyramide. Faire un travail avec les agents d’insertion - qui savent très
bien qu’ils n’insèrent personne... enfin, ils ne sont pas idiots à ce point-là, mais ils ne peuvent le dire nulle part ! - un travail qui consiste à montrer que l’insertion est un pur mensonge.

C’est ça, l’éducation populaire ! C’est de travailler des représentations de l’intérêt général pour en faire ressortir les contradictions.

Et alors là, on le finissait avec la dernière définition. Parce que - ça tombe bien ! - cette dernière définition-là, c’est la définition de la démocratie. Je vous la donne en vitesse. C’est la définition de Paul Ricoeur[2] : "Est démocratique, une société qui se reconnaît divisée, c’est-à-dire traversée par des contradictions d’intérêts, et qui se fixe comme modalité d’associer à parts égales chaque citoyen dans l’expression, l’analyse, la délibération et l’arbitrage de ces contradictions."

Cette démonstration est lumineuse ! Parce qu’elle permet de comprendre qu’il y a quatre temps dans le processus démocratique et que l’expression n’en est que le premier temps.

Une fois que vous avez la liberté d’expression, vous n’avez toujours rien fait ! C’est pour ça que vous pouvez dire : « Fuck la police ! », « Nique ton maire », tout ce que vous voulez... Vous avez même des subventions pour ça chez nous ! Tant que vous n’attaquez pas le deuxième temps de la démocratie, qui est l’analyse. L’analyse politique : avec les jeunes, ou les vieux, ou ce que vous voulez, les trop femmes, etc. Vous n’avez rien fait. Cela s’appelle le ministère de la culture et cela nous consiste à faire croire à la liberté d’expression, à condition qu’on ne fasse pas de politique et qu’on ne veuille rien changer.

Mais pourtant, c’est ça ! Mais si, c’est ça ! Révolution...tac, l’école... tac, la culture..., démocratisation culturelle... tac, la fin du plein emploi, les dispositifs, la crise de la démocratie, l’orientation politique... Mais si, c’est ça, si !

[1] L'ensemble des conférences est .

[2] A noter qu'il semble impossible de trouver la source de cette citation. Le Guichet du Savoir s'y est collé, sans succès.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité