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Pense bête
5 juin 2010

Evacuation vers l'Est

Notre évacuation se précise, les services de santé soviétiques s'installent dans l'hôpital.

Les malades valides ainsi que du personnel de l'hôpital doivent partir vers une grande ville polonaise selon les appels et la contenance des camions. Un sentiment bizarre s'empare de chacun, la séparation nous serre le cœur, quitter ces lieux où nous avons souffert et que nous ne reverrons probablement jamais nous remplit d'un étrange et incompréhensible malaise.

Entassement dans les camions, puis installation dans les wagons à Gleiwitz, nous roulons vers Kattowitz qui a beaucoup souffert des bombardements et descendons tous à Częstochowa, le Lourdes polonais.

Tout au long du trajet, assez lent, nous avons vu des prisonniers allemands occupés à remettre en état les voies du chemin de fer très détériorées. Partout flotte le drapeau polonais rouge et blanc.

Une grande confusion règne dans cette grande ville pleine de réfugiés de nations diverses, nous logeons dans une caserne aux paillasses douteuses, nous serons logés, une douzaine de Français, dès le lendemain, dans un petit immeuble totalement vide de meubles et d'habitants, les paillasses propres cette fois, sont étalées à même le plancher.

Des partisans polonais au brassard rouge surveillent des prisonniers allemands occupés à déblayer les ruines et réparer les rues défoncées par les bombardements. Des femmes soldats russes contrôlent la circulation aux carrefours et nos identités également.

Il y a de belles façades dans cette grande ville religieuse, en particulier au sommet d'un monticule la cathédrale célèbre de Jasna Gora la Vierge Noire, fierté des fidèles polonais. Peu de dégâts.

Nos repas se prennent en ville à la roulante de l'armée, c'est frugal et peu varié mais suffisant, une ration de cigarettes russes nous est allouée chaque semaine. Des Polonais nous manifestent de la sympathie, avec Paul nous sommes invités à dîner, la maîtresse de maison a habité à Gien et parle bien français.

Mars 1945

Nous sommes toujours à Częstochowa, on tue le temps comme on peut, il faut se procurer des zlotys, en négociant les cigarettes, en vendant quelques vêtements, mais notre garde-robe est déjà si précaire, il faudrait trouver du travail mais tout fonctionne tellement au ralenti, nous battons la campagne pour trouver du bois de chauffage afin de tempérer le logement. Au hasard de nos errances en ville nous retrouvons quelques connaissances de Blechhammer dont Hélène, une jeune polonaise originaire de Lvow, elle se plait bien avec nous. Paul toujours facétieux la fait rire. "Emmène-moi en France" insiste-t-elle, il faut cesser de lui parler de Paris, de la Côte d'Azur et de la douceur angevine, il faut reconnaître que la Haute Silésie est si triste.

Avril 1945

Nous devons être évacués vers l'Ukraine, vers Odessa et quelques cargos. On en parle toujours, nous envoyons des cartes lettres à nos familles, l'une d'elles arrivera à Viroflay chez mes parents, ils étaient restés quatorze mois sans nouvelles. Dans le désœuvrement et sans un zloty nous recherchons des manifestations aussi gratuites que possible. Pièce de théâtre, concerts, cinéma russe en français...

Deux officiers français sont arrivés pour notre évacuation, ils nous laissent sur nos interrogations quant aux lieux et aux délais, la cessation des hostilités permettra de déboucher sur une solution concrète.

Le ghetto est très important à Częstochowa, une succession d'immeubles bien délimités, beaucoup de ruines, presque toutes les fenêtres ont été arrachées, des traces de lance-flammes sur toues les façades témoignent de l'acharnement des nazis dans la folie destructrice. Des Juifs hommes et femmes rescapés du massacre ont réintégré les lieux.

La semaine pascale dans le Lourdes polonais est l'objet de grandes solennités, des milliers de fidèles cheminent sous la pluie glaciale vers la cathédrale, certains faisant plusieurs centaines de mètres à genoux, je n'avais jamais assisté à des démonstrations de mysticisme aussi surprenantes. Dans la cathédrale la messe et les prières sont permanentes, les fidèles circulent lentement afin que tous participent, des soldats polonais en uniforme et brassard rouges, le fusil à l'épaule viennent aussi se recueillir, certains ont l'insigne du Parti Communiste Polonais, ce qui est bien surprenant en ce lieu.

Fin avril 1945

Les armées soviétiques sont aux abords de Berlin, nous avons appris que les bombardiers anglais avait lancé un raid très meurtrier sur Dresde, capitale de la Saxe. Plus de 100 000 tués parmi les nombreux réfugiés, un bombardement bien inutile alors que les Nazis étaient en pleine déroute. Grande effervescence dans la communauté française, le train est en gare, des wagons à bestiaux, nous roulons vers l'Ukraine, cette fois le port d'Odessa semble être la bonne destination.

Le convoi roule lentement, le génie a réparé l'essentiel, nous constatons d'énormes destructions, les armées allemandes ont appliqué le plan terre brûlée, villages en ruines, pont coupés, les chemins de fer et les gares sont bordés de trou de bombes, les arrêts sont nombreux pour laisser passer des convois militaires, enfin nous sommes logés dans une ancienne caserne à Berditchev, à environ 150 kilomètres à l'ouest de Kiev, nous nous occupons an activités théâtrales, chant choral, un orchestre est formé, j'ai eu le prêt d'un saxo, par petits groupes nous pouvons aller à la ville à un kilomètre, le pays est très pauvre, des enfants tendent la main, hélas nos poches sont vides, ceux qui ont de l'argent polonais le changent contre des roubles dans une échoppe bureau de tabac qui fait office de banque.

La population manifeste beaucoup de sympathie aux Français, un professeur parlant très bien français nous cite Romain Rolland, Victor Hugo, Molière, il est fier de nous dire que Balzac aurait vécu à Berditchev avec la comtesse Hanska, ukrainienne.

Enfin, le 9 mai 1945 nous apprenons la fin des hostilités, c'est un immense soulagement et une grande fête, les soldats plutôt débonnaires avec accordéons, guitares et balalaïkas dansent et chantent avec nous une bonne partie de la nuit, la vodka coule abondamment, quand va-t-on retrouver sa famille et renouer les liens avec la passé ?

Cette fois c'est clair, il n'y aucun cargo disponible à Odessa pour nous rapatrier, le mois de juin se passe en interrogations.

Début juillet, il fait très beau, un convoi d'une dizaine de wagons est en gare pour Jytomir-Varsovie-Berlin que nous atteindrons le 15 juillet.

Il a fallu du temps pour réparer cette voie ferrée très importante au cœur de l'Europe, le cheminement est lent, le passage des fleuves et des rivières (Oder, Elbe, Vistule) se fait sur des ponts de bois, les arrêts sur les voies de garage sont nombreux, des heures parfois, pour donner la priorité aux convois militaires ou aux convois de prisonniers allemands roulant vers l'URSS. Nous stationnons une journée entière en gare de Varsovie, quel spectacle de désolation de voir une très grande ville totalement détruite, les Nazis ont systématiquement fait sauter maison après maison, ensevelissant des milliers d'habitants réfugiés dans les caves. Nous ne sortons pas de la gare, les soldats ukrainiens qui encadrent notre train nous conseillent d'attendre, le train peut démarrer dans l'instant.

Comme il fait très chaud, une grande partie de la journée se passe sur le toit des wagons à bavarder avec les soldats. Peu après Varsovie, des rafales d'armes automatiques. Le train stoppe en rase campagne près d'une petite forêt, chacun se met à l'abri, les soldats ripostent, que se passe-t-il ? "Ce sont les blancs, ils sont fous" disent les soldats. C'est dans la forêt, un groupe de Polonais qui use ses dernières armes refusant l'occupation soviétique, les tirs cessent, pas de victime, le train repart tranquillement, l'armée nous nourrit, nous avons des concombres, du pain et de la viande en boîte, de l'eau dans les gares. Les soldats mangent comme nous, le menu est spartiate mais suffisant. Nous avons droit, au cours  d'un arrêt, dans la gare d'une bourgade, à cinq minutes de valse avec Polonaises délurées.

Enfin, vers le 15 juillet, Berlin est en vue, ici aussi la destruction de tous les immeubles bombardés donne un panorama de désolation, mais est-ce que je m'habitue ? Berlin m'a semblé moins détruit que Varsovie. Des équipes s'occupent à dégager les rues de tous les gravats.

Nous sommes pris en charge par le secteur français, formulaire à remplir, demande de renseignements sur note parcours depuis notre réquisition pour le travail forcé, nous restons une petite semaine à Berlin, certains sont rentrés en France en avion, en sera-t-il de même pour nous ? Finalement le retour à Paris se fait en train, le 27 juillet 1945. Je retrouve mes parents et ma sœur en bonne santé.

C'est la première joie des retrouvailles après tant de mois sans nouvelle des uns et des autres, mes parents étaient en proie au plus sombres interrogations concernant mon sort.

Après un tel parcours semé d'épreuves, très fort est le désir de renouer les fils "comme avant", mais le monde a changé, j'ai changé moi aussi, les schémas anciens ont disparus, le décor est le même mais l'atmosphère différente.

Ma santé n'est pas brillante, je suis maigre, fatigué, déboussolé, je dois soigner des points de gale tenaces apparus entre les doigts, les orteils et sur le corps, je dors mal, j'apprendrai un peu plus tard ce que signifie le terme dépression.

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